Au milieu des dessins, un morceau de journal découpé reste accroché.
Je le saisis, et l’extrais du carton, sans vraiment comprendre pourquoi Raymond a gardé ce petit bout de papier troué, sans m’attarder non plus, il y a tellement de dessins encore à parcourir…
Je le dépose à côté – sans le froisser quand même, j’avance toujours du bout des doigts, en essayant de ne rien brusquer…
Sans doute est-ce un travail non abouti, un projet, un support pour une idée à développer plus tard.
A la suite, des dessins au feutre et à la craie, variations sur un militaire grimaçant au large sourire rempli de dents.
Il observe, à la longue vue, l’explosion d’une bombe atomique qui embrase le ciel d’une ile d’où deux palmiers voudraient bien s’arracher, suivre l’oiseau qui vole à contre sens.
Le militaire, tout décoré de ses médailles, coiffé de ses étoiles, cramponne d’une main ferme, aux ongles comme des serres d’aigle, le garde-corps du navire sur lequel il campe, bien droit. Il est de l’autre côté lui, bien loin. Il peut sourire.
Pourtant, ça explose. Partout. Sur l’île. Dans son corps aussi.
Du rouge, du jaune, du bleu.
Sur le champignon, dans son bas-ventre.
Lien viscéral entre l’homme et la bombe.
En haut, une date : 15. 9. 66.
J’y suis.
Ce squelette, aux tripes bouillonnantes, aux orbites vides, aux bottes pointues, à la mâchoire satisfaite, c’est De Gaulle.
L’île, là-bas, c’est Mururoa.
Les traits, à la craie ou au feutre, disent la colère, la rage sur le papier : les médailles sont scellées au corps, la longue vue plantée dans l’œil…
Ce général, tout en os pointus, il est déjà mort.
Les larmes de Raymond n’étaient jamais loin lorsqu’on parlait des militaires, des armes…
Je reprends le petit bout de journal toujours posé à côté de moi.
J’observe de plus près. Je tourne et retourne le morceau un peu jauni, cherchant à trouver son sens de lecture. Je le place sur une feuille blanche, pour mieux comprendre ce que je devine. En son centre, un rectangle a été soigneusement découpé. Tout autour du trou ainsi dégagé, on observe des soldats, assis les uns à côté des autres, tout serrés, en grappe. Ils avancent, flottent maintenant sur une route : le char sur lequel ils sont n’est qu’un grand vide. Amputé de sa tourelle et de son canon.
A coups de cutter, Raymond
a tranché le papier,
a séparé l’homme de l’arme
a rendu leur humanité aux jeunes hommes devenus soldats
Opération artistique et engagée.