Mille et une femmes

L’œuvre peint de Raymond Debiève est immense, on ne peut décidément plus en douter lorsqu’on parcourt cette nouvelle exposition. Après une première rétrospective thématique en 2016, une seconde conçue comme la visite de l’atelier de l’artiste en 2017, une troisième éclectique en 2018 mêlant peintures, sculptures et céramiques, enfin une quatrième centrée autour de la couleur en 2019, l’exposition Mille et une femmes de 2021 s’approche un peu plus encore de l’œuvre et de l’intimité du peintre.

 

Que cherche un peintre qui fait naître sous son pinceau ces milliers de femmes ? Que disent du peintre toutes ces femmes colorées, mouvantes, lascives, rêveuses, ondulantes ou bien droites, toutes en angles, affairées ? Certainement pas la quête d’inspiration ! Peut-être le reflet d’un appétit insatiable pour l’être humain, et pour la femme en particulier. Sans doute la nécessité de s’approcher de l’Autre, de le comprendre en le modelant, et de le donner à voir dans toute sa diversité et sa complexité.

 

La femme est chez Raymond Debiève multiple, changeante comme autant de variations autour de Jeannette, sa femme, sa compagne, son modèle et son âme sœur, Jeannette qui occupe la première place, qui est au centre de toutes les autres. Bien sûr, les femmes de la famille ne sont pas en reste, la grand-mère Léa toute en larmes, la tante Emilia et ses pigeons, la tante Andrée, les cousines, les jeunes nièces, et surtout, surtout, Madeleine, la maman, la première femme, chérie et serrée comme un trésor tout au fond des yeux… Se joignent aussi à cet immense gynécée les femmes du quotidien comme la marchande de légumes, les voisines, et les plus jeunes filles enfants d’amis. Jeannette fut toutes ces femmes à la fois, compagne patiente et présente.

 

Elles sont rassemblées aujourd’hui dans une danse joyeuse, se rencontrant pour certaines, se découvrant entre elles et devant nous, toutes ces femmes qui, compagnes réelles ou imaginaires, posant comme modèles ou entraperçues lors d’une rêverie guidée par les couleurs, ont peuplé l’intérieur du peintre. Qu’elles fussent esquissées, d’un trait rapide et sûr, au crayon, à l’encre, à l’huile, à l’aquarelle, ou encore peintes avec patience et application à la gouache, à la loupe et au pinceau du miniaturiste ; qu’elles fussent éveillées, ouvertes au regard du peintre, ou bien au contraire, endormies et gardant leur part de mystère, elles furent toutes saisies dans l’instant vivant que leur ravît le peintre alchimiste.

 

Chacune fut croquée de couleurs, dessinée en quelques traits vivants. Pas question d’être dans l’imitation du modèle ! Aucun intérêt, il y a la photographie pour ça… Non, il faut ne garder que le mouvement, l’allure, le rire ou les pleurs sonores qui font vibrer les couches de peinture, les détails qui révèlent une personne : un menton posé nonchalamment sur une main pour une lecture confortable, des yeux rêveurs contemplant un chat, une foulée décidée un matin de départ au marché, une jambe repliée pour une sieste au soleil… Rien n’est figé, ni emprisonné. Tout est en vie, en voix, en silences presque perceptibles, en temps suspendu qui reprend son cours, animé par le regard du spectateur qui poursuit la scène.

 

Ces femmes, Raymond Debiève les a peintes toute sa vie, des milliers, par petits bouts (une main, un sein, un œil, un pied, des fesses : les études fourmillent dans les cahiers, les marges, les planches), ou en composant des portraits, en pied ou en buste, adoptant tous les formats, de la miniature traitée comme une enluminure courtoise aux panneaux de bois immenses où la femme se fait plus grande que nature, déesse inquiétante, elles sont partout, envahissent l’espace pictural et imaginaire de l’artiste.

 

L’exposition témoigne du foisonnement, de la profusion à la fois de la présence féminine mais aussi de l’œuvre elle-même. Le choix a été fait de ne pas présenter les œuvres ni chronologiquement, ni thématiquement : toutes se mêlent, femmes du passé, femmes côtoyées, femmes aimées, femmes disparues, femmes inconnues échappées, femmes livresques, femmes musicales, femmes radiophoniques, femmes mythologiques, femmes victimes, femmes d’ouvriers, femmes symboliques…

 

Cette galerie de portraits féminins propose une image presque mobile des femmes, de la femme, et témoigne de l’acuité de Raymond Debiève pour la perception qu’il a de l’être humain, de son intérêt infini pour l’Homme, l’observant sans cesse, le traduisant sous ses doigts, vision obsédante, traçant à coups de pinceaux vifs, rapides et précis la vie avant qu’elle ne s’échappe, et questionnant inlassablement cette femme changeante, reliée à toutes les autres, sans jugement, abolissant, comme le fait le poète, les limites du temps…

K.H.